Source : Romain Gary (1960) La Promesse de
l'aube, éd. Gallimard, coll.
Folio, 1973.
Ma mère faisait alors des chapeaux à façon
pour une clientèle qu'elle recrutait, au début, par correspondance. Chaque
prospectus était écrit à la main et annonçait que, « pour distraire ses
loisirs, l'ancienne directrice d'une grande maison de couture parisienne
acceptait de modeler des chapeaux à domicile, pour une clientèle restreinte et
choisie ». Elle tenta de reprendre la même occupation quelques années plus
tard, peu après notre arrivée à Nice, en 1928, dans le deux-pièces de l'avenue
Shakespeare, et comme l'affaire mettait du temps à démarrer — elle ne démarra
jamais, en fait — ma mère prodiguait des soins de beauté dans
l'arrière-boutique d'un coiffeur pour dames. L'après-midi, elle donnait les
mêmes soins aux chiens de luxe dans un chenil de l'avenue de la Victoire. Plus tard
vint le tour des vitrines dans les hôtels, des bijoux offerts de porte en
porte, dans les palaces, à la commission, de participation à un comptoir de
légumes au marché de la Buffa ,
de vente d'immeubles, d'hôtellerie. Bref, je ne manquais jamais de rien, le
bifteck était toujours là, à midi, et personne, à Nice, ne m'a jamais vu mal
chaussé, ou mal vétu. Je m'en voulais terriblement d'avoir fait faux bond à ma
mère par mon absence totale de génie musical et, jusqu'à ce jour, je ne puis
entendre le nom de Menuhin ou de Heifetz sans que le remords se mette à bouger
dans mon coeur. Quelque trente ans plus tard, alors que j'étais Consul Général
de France à Los Angeles, le destin voulut que j'eusse à décorer de la
grand-croix de la Légion
d'honneur Yacha Heifetz, qui résidait dans ma circonscription. Après avoir
épinglé la croix sur la poitrine du violon et prononcé la formule consacrée :
«Monsieur Yacha Heifetz, au nom du Président de la République et en vertu
des pouvoirs qui nous sont conférés, nous vous faisons Grand-Croix de la Légion d'honneur»(...).
Je
savais que ma mère avait été terriblement déçue par mon absence de génie
musical, parce qu'elle n'y avait plus jamais fait allusion devant moi, et chez
elle, qui, il faut bien le dire, manquait si souvent de tact, une telle réserve
étant un signe certain de chagrin secret et profond. Ses propres ambitions
artistiques ne s'étaient jamais accomplies et elle comptait sur moi pour les
réaliser. J'étais, pour ma part, décidé à faire tout ce qui était en mon
pouvoir pour qu'elle devînt, par mon truchement, une artiste célèbre et
acclamée. Après avoir longuement hésité entre la peinture, la scène, le chant
et la danse, je devais un jour opter pour la littérature, qui me paraissait le
dernier refuge, sur cette terre, de tous ceux qui ne savent pas où se fourrer.
Elle
m'accompagnait ensuite au vestiaire, où elle demeurait, l'oeil alerte, pendant
que je me déshabillais, car, ainsi qu'elle me l'avait expliqué, Sacha Jigloff «
avait de mauvaises moeurs », accusation qui se trouva bientôt justifiée, alors
que je prenais une douche, lorsque Sacha Jigloff entra sur la pointe des pieds
dans le réduit et, ainsi que je le crus dans mon innocence totale, tenta de me
mordre (...). Je revois encore le malheureux Jigloff fuyant à travers le
gymnase, la canne à la main, et ce fut la fin de ma carrière de grand danseur.
Il y avait alors, à Wilno, deux autres écoles de danse, mais ma mère, ainsi
instruite, ne s'y risqua plus. L'idée que son fils pût être autre chose qu'un
homme aimant les femmes lui était intolérable. Je ne devais avoir guère plus de
huit ans, lorsqu'elle commença à me faire le récit de mes « succès » futurs, à évoquer
les soupirs et les regards, les billets doux et les serments; elle me tenait
contre elle, assise, les yeux baissés, avec un sourire un peu coupable et
étrangement jeune, m'accordant tous les hommages et toutes les adulations
auxquels sa grande beauté lui avait sans doute jadis donné droit et dont le
goût ou le souvenir ne l'avaient peut-être pas quittée entièrement. Je
m'appuyais négligemment contre elle; je l'écoutais d'un air nonchalant mais
avec le plus grand intérêt, en léchant distraitement la confiture sur ma
tartine; j'étais beaucoup trop jeune pour comprendre qu'elle cherchait à
s'exorciser ainsi de sa propre solitude féminine, de son propre besoin de
tendresse et d'attentions.
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