Daule, Gabriela
Université Nationale de La Plata
LA PROPOSITION INCIDENTE, UNE FORME PRIVILÉGIÉE DE
L’HÉTÉROGÉNÉITÉ ÉNONCIATIVE
L’analyse d’un texte en français
rend compte de constructions dites « incidentes » ou
« parenthétiques ». En voici quelques exemples :
(1) Didier, chose étonnante, a
été nommé directeur.
(2) Malheureusement, il a dû renoncer à son poste.
(3) Elle a eu, hélas !
trop d’inconvénients dans sa vie.
(4) Cet article, à mon avis, manque de clarté.
(5) Il est sot et qui pis est méchant. (Acad.)
(6) Cet entretien durera, on le sait,
pendant des heures.
De l’observation de ces exemples
se dégage ce qui constitue le traitement traditionnel de ce tour: en premier
lieu, il semble que les constituants soulignés sont extérieurs à la phrase où
ils apparaissent. Ces constituants hors-phrase sont appelés des constituants incidents et la phrase où
ils sont placés, phrase hôte ou matrice (Marandin, 1998). En deuxième
lieu, il est évident qu’il ne s’agit pas
d’un type de constituant particulier : n’importe quelle partie du discours
et même une proposition peuvent constituer cette construction : SN (1),
adverbe (2), mot-phrase (3), SP (4) proposition relative figée (5), phrase ou
sous-phrase (6).
Vu que l’incidence est un
phénomène très complexe et que dans la tradition linguistique il existe déjà
des travaux consacrés aux incidents adverbiaux (prédicatifs, modaux et
énonciatifs), nominaux et propositionnels (Marandin, 1998), notre travail
portera exclusivement sur la proposition incidente.
Étant donné que l’approche syntaxique traditionnelle de la proposition
incidente ne suffit pas à en rendre compte avec succès, notre hypothèse est
qu’elle devrait être revue et améliorée grâce à une description sémantique,
pragmatique et prosodique, à une redéfinition de la notion d’insertion et aux apports
de la théorie de la polyphonie énonciative (Ducrot, 1980) et de celle de
l’hétérogénéité (Authier-Revuz, 1984) .
Le présent travail vise à
proposer une didactique plus efficace de la question par une remise en cause de
son autonomie, par la postulation de l’insertion comme mode particulier de
composition de la phrase complexe afin d’éviter les erreurs de repérage dans
des textes écrits et oraux et par son traitement selon les perspectives de la
polyphonie et de
l’hétérogénéité.
L’insertion : entre la parataxe et l’hypotaxe
Les phrases complexes se
distinguent traditionnellement selon leur mode de composition, c’est-à-dire
selon la façon dont une ou plusieurs phrases constituantes, appelées propositions P1, P2, s’insèrent dans
la structure globale d’une phrase constituée dite matrice P0. Dans la
plupart des grammaires, les formes de composition attestées se réduisent à la
juxtaposition, la coordination et la subordination, les deux premières
s’opposant à la troisième, indépendamment de la présence ou l’absence d’un
terme de liaison, par son caractère d’enchaînement parataxique, alors que la
troisième le fait par emboîtement hypotaxique. Or, comme Riegel (1994) et
Tomassone (1996 :120) nous proposons l’insertion comme un quatrième type
de composition. En effet, l’insertion a lieu lorsqu’une « une
proposition, nettement détachée par des marques prosodiques et graphiques, est
placée à l’intérieur ou à la fin d’une autre proposition » (Riegel,
1994 :470). Ce qui est à la base de la difficulté de repérage et de
distinction des autres modes, c’est que l’insertion présente à la fois un mode
de composition quasi parataxique et un rapport de dépendance semblable à celui
de la subordination.
Différence
entre l’incise et l’incidente
Rappelons que Le Bon Usage
aborde ce qu’il appelle la proposition « incise » ou
« intercalée » comme une « espèce de proposition généralement
courte, tantôt insérée dans le corps de la phrase, tantôt rejetée à la fin de
la phrase, pour indiquer qu’on rapporte les paroles de quelqu’un (5) ou pour
exprimer une sorte de parenthèse (6)» (Grevisse p. 165)
(5) Bonjour,
dit-il. (Saint-Exupéry)
(6) Vous devez, je le répète,
apprendre à bien vous connaître.
Les deux manifestations de
l’insertion - la proposition incise
(5) et la proposition incidente (6)
– sont ainsi introduites. Il est indéniable que cette explication de
l’incidence, en tant que « sorte de parenthèse », reste vague et
mérite une analyse plus profonde.
La proposition incise demeure toujours
associée au discours rapporté, présentant régulièrement un verbe déclaratif ou
d’autres verbes du type plaisanter,
sourire, commencer, concéder qui sont pris comme des substituts de dire + gérondif du verbe exprimé. Ses
caractéristiques particulières sont l’inversion du sujet de la proposition et
sa position médiale ou finale dans la phrase matrice :
(7) Comprends-moi bien, dit Jacques,
je ne refuse pas de te rendre service (Sartre)
Le parler populaire introduit
l’incise au moyen du morphème « que », permettant d’éviter
l’inversion du sujet :
(8) Va-t-en ! qu’il lui a dit comme ça. (Céline)
La proposition incidente, qui
est l’objet de notre étude, se distingue syntaxiquement et pragmatiquement de
la précédente. Elle occupe non seulement les places médiales (9) et finales
(10) mais aussi la position initiale (11):
(9)Toutes les femmes, je l’ai
remarqué, tournent avec obstination autour de ce qui doit les brûler.
(10) Il viendra, j’espère.
(11) J’en conviens, Marie fait des erreurs.
Son verbe n’est pas du type
déclaratif car son rôle n’est pas de rapporter le discours d’autrui mais
d’introduire un commentaire sur l’énoncé en cours.
Rappelons que la phrase hôte ou
matrice reste grammaticale, même en l’absence de cette construction dite aussi
« disjointe » dans la littérature anglo-saxonne. Ainsi, étant donné
l’exemple :
(12) Vous devez, je le répète,
apprendre à bien vous connaître.
Si on élimine l’incidente, on
obtient une phrase tout à fait grammaticale :
(13) Vous devez apprendre à bien vous connaître.
Rapport de dépendance de l’incidente
Or, l’accent sur l’extériorité
de l’incident et sur son autonomie ou indépendance par la préminence du critère syntaxique
appliqué dans la plupart des analyses (Dessaintes, 1960 ; Espinal, 1991)
est à discuter.
Il est vrai que l’indépendance
de la proposition incidente s’appuie sur le fait qu’elle n’a pas de fonction
syntaxique dans la phrase matrice et par conséquent :
a)
elle ne peut pas apparaître dans une
clivée.
b)
elle ne peut pas être l’objet d’une
interrogation comme les autres éléments de Phrase.
c)
ses verbes ne sont pas soumis aux
règles de concordance des temps.
Cependant, sa linéarisation
témoigne certainement de son dépendance car l’incident ne se place pas
n’importe où dans la phrase hôte. En effet, du moment que sa topologie
détermine l’interprétation de la phrase, la dépendance sémantique est prouvée.
Comparons les deux paires d’exemples suivants :
(14a) La fille que Paul a rencontrée dans le métro est arrivée, je crois, hier soir.
(14b)La fille que Paul a rencontrée, je
crois, dans le métro, est arrivée hier soir.
(15a) Solange avait laissé faire sans rien dire, contente, semblait-il, d’être débarassée du
valet.
(15b) Solange, semblait-il, avait
laissé faire sans rien dire, contente d’être débarassée du valet. (Pérochon,
cité par Damourette et Pinchon, 1934 : 461, dans Marandin, 1998).
Sa place ne relève pas seulement
de changement d’interprétation mais aussi d’agrammaticalité. Tel est le cas de
la contrainte de l’incidence entre un clitique et le verbe tête, un déterminant
et un nom et une préposition et un SN :
(16) *Un sacré, si on peut dire,
bonhomme.
(17) *Il a donné des gâteaux à, semble-t-il,
des enfants diabétiques.
Un autre argument pour la non
autonomie de l’incidence, est l’existence de marques explicites de lien avec
l’hôte comme une conjonction de coordination (18) ou une conjonction de
subordination (19) :
(18) Pierre, et je n’en suis pas encore revenu,
s’est trompé.
(19) Pierre s’est trompé qu’il m’a dit.
En plus, la présence d’un pronom
explicite est la preuve de la dépendance de l’incidente:
(20) J’en conviens, Marie fait des erreurs.
(21) Marie, je le reconnais,
fait des erreurs.
Même si le pronom est absent, le
lien persiste:
(22) Marie fait trop d’erreurs, je trouve.
(23) Marie, semble-t-il, fait des erreurs.
Ajoutons que l’incidence sans
pronom n’apparaît pas dans le site de tête :
(24) * Je trouve, Marie fait trop d’erreurs.
Enfin, dans une étude prosodique
formelle de l’incidence, Delais-Roussarie (2005), tout en admettant que le
constituant disjoint ait été considéré traditionnellement comme un groupe
intonatif autonome entouré de frontières prosodiques majeures, rend compte de
quatre courbes mélodiques différentes qui ne peuvent pas confirmer le caractère
d’indépendance totale de la construction.
Cependant, il nous reste encore
à dévoiler le mécanisme qui explique cette disjonction, cette interruption au
cœur d’un énoncé.
La contribution des théories énonciatives
Nous postulons que le phénomène étudié relève de la polyphonie
énonciative (Ducrot, 1980) et de l’hétérogénéité montrée (Authier-Revuz, 1984).
La théorie polyphonique de
l’énonciation, qui a comme antécédent le dialogisme bachtinien
(« les mots sont toujours les mots des autres »), différencie le
locuteur (L) et l’énonciateur (E). Si le locuteur est celui qui profère
l'énoncé et l'auteur des paroles émises, l'énonciateur est à la source
des positions exprimées dans le discours et en assure la responsabilité. Ainsi,
le locuteur d'un message peut être différent de l'énonciateur qui s'y exprime.
D’ailleurs, la théorie rend
compte de la complexité de l’énonciation, en tant qu’acte individuel
d’utilisation de la langue (Benveniste, 1974), conçue comme n’étant pas
« une », « mono-bloc ». Ainsi, y a-t-il dans le phénomène
visé une articulation de deux plans : l’énonciation et le commentaire sur
l’énonciation.
Le regard polyphonique explique
qu’à un point de la chaîne, l’énonciateur localise un corps délimité en général
entre pauses, qui altère l’unicité apparente
du discours et du sens. Cette théorie rend compte ainsi de la capacité
de l’énonciateur de se placer à tout moment à distance de son discours, de
prendre une position extérieure d’observateur afin de permettre spontanément
l’émergence à la surface de la parole d’une hétérogénéité qui est, sans doute,
constitutive de toute parole. L’énonciateur pressent que les mots qu’il vient
de prononcer ou qu’il va prononcer « ne vont pas de soi » (Authier,
1985) et demandent une explication.
L’incidente se trouve parmi
d’autres formes (discours rapporté direct, indirect, indirect libre,
guillemets, citations, ironie, pastiche) qui rendent compte de l’altération de
l’image du discours monodique et d’une seule énonciation. Mais elle constitue
une forme privilégiée de l’ « hétérogénéité montrée » (Authier,
1984) car elle inscrit « de l’autre »
dans le fil du discours d’une façon évidente grâce aux pauses qui l’entourent mettant
en relief cette altérité. Dans ce sens, cette forme s’oppose à d’autres comme
les guillemets et les italiques qui, tout en ayant la même valeur, restent beaucoup
plus subtiles.
Par ailleurs, il faut signaler
que selon une optique de fonctionnement communicationnelle, cette construction
sert à un grand nombre d’actes ou de conduites métadiscursives d’explication,
d’élucidation, de reformulation, de correction, de justification, de
structuration et de composition. Selon A. Borillo (1985) citée par Authier
(1985), l’incidence fait des références au discours sur le plan de ce qui est
dit (tel est le cas des gloses du type « je me permets d’employer
ce terme », « c’est un euphémisme »), sur le plan de
son fonctionnement communicationnel - conditions du dialogue, intelligibilité,
bonne transmission – (par exemple :
« tu as compris ? », « je reprends », « suivez-moi »)
et sur le plan de sa construction – progression logique, schéma de composition,
schéma d’argumentation – (par exemple : « soit dit en passant », « ce n’est qu’un
exemple », « je le dis pour compléter », « je l’ai déjà dit
une fois »).
Conclusion
Grâce à la postulation de
l’insertion ayant le statut de mode particulier de composition de la phrase
complexe nous avons constaté une réduction des défauts de repérage non
seulement de l’incidente mais des autres types de propositions. Ensuite,
l’accent sur la non autonomie de la construction, qui se fonde essentiellement
sur la détermination de l’interprétation de l’énoncé selon la topologie de
l’incidente, sur la présence fréquente d’éléments anaphoriques et occasionnelle
de marques de lien avec l’hôte, a contribué à mieux comprendre le phénomène.
Enfin, l’apport des théories de
la polyphonie énonciative et de l’hétérogénéité s’est avéré un outil
indispensable pour réussir à nos objectifs. En effet, c’est au moyen de cette
perspective que les étudiants ont pu identifier aisément ce tour et saisir son
importance dans la construction du sens d’un texte.
Bibliographie
-Authier-Revuz J. (1984) : « Hétérogénéité(s)
énonciative(s) », in Langages nº73, mars 84, p. 98-111.
-Authier-Revuz J. (1985) : Ces mots qui ne vont pas de soi. Boucles
féflexives et non-coïncidences du dire. Larousse, Paris.
-Benveniste E. (1974) : Problèmes de linguistique générale II,
Éditions Gallimard, Paris.
-Borillo A. (1985) : « Discours ou
métadiscours ? » DRLAV, Nº 32, p.47-61.
-Charaudeau P (1992) : Grammaire du sens et de l’expression,
Hachette, Paris.
-Delais-Roussarie E. (2005) :« Vers une grammaire prosodique
formelle : le cas des incidentes en français ». CNRS, UMR 7110.
LLF, Université de Paris 7.
-Dessaintes M. (1960) : La construction par insertion incidente,
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-Ducrot O (1980) : Les mots du discours, Editions de
Minuit, Paris.
-Ducrot O (1984 a ) : « Polyphonie », in LALIES nº4.
Université Paris III et ENS Ulm, p.3-30.
-Ducrot O (1984 b) : Le Dire et le dit, Editions de Minuit,
Paris.
-Espinal, T (1991): «The representation of Disjunct Constituents», in Language
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-García Negroni M. M. y Tordesillas,
M. (2001): La enunciación en la lengua, Gredos,
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-Grevisse M. (1983) : Le Bon Usage, Editions Duculot, Belgique.
-Grevisse M. et Goosse A. (1995) :
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Boeck-Duculot, Belgique.
-Kerbrat-Orecchioni C. (1980) :
L’énonciation, de la subjectivité dans le
langage, A. Colin, Paris.
-Marandin J.M. (1999) : Grammaire de l’incidence, en
ligne : http://www. llf.cnrs .fr/fr /Marandin/, consulté le 3/3/2007.
-Riegel et al (1994) :
Grammaire méthodique du français, PUF, Paris.
-Tomassone R. (1996) : Pour enseigner la grammaire, Delagrave,
France.
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